SUBORDONNER LES AMBITIONS POLITIQUES OLIGARCHIQUES AU DÉVELOPPEMENT DE LA NATION :
UN IMPÉRATIF MORAL POUR LA RD CONGO ET L’AFRIQUE
Alain NZADI- A-NZADI, S.J.
Chercheur en littératures francophones.
Directeur du CEPAS et Rédacteur en Chef de Congo-Afrique.
« Que nos dirigeants politiques m’excusent. Mais ils savent tous comme moi que ce n’est pas la politique politicienne qui développe un pays. […] Ce genre de politique est le métier le plus facile du monde. Il ne nécessite ni études, ni apprentissage. Plutôt que d’avoir de grands politiciens, cherchons à avoir de grands médecins, de grands ingénieurs, de grands professeurs, de grands spécialistes de l’économie et des finances et même des savants. Les pays les plus puissants du monde ne sont pas ceux où la politique est reine. C’est plutôt le contraire »(1)
Il y a des tares qui ternissent nos interactions en tant que citoyens d’une même nation. Elles freinent le développement et assombrissent l’horizon de nos ambitions les plus nobles. Dans le cadre de cet éditorial, je me propose de m’arrêter sur trois tares.
La première tare est le renversement de l’échelle des valeurs qui relègue le peuple, pourtant dépositaire du mandat politique dans une démocratie, au bas de l’échelle. C’est ce que le Juge Kéba Mbaye appelle en quelque sorte la « politique politicienne »(2) qui ne poursuit qu’un dessein : les ambitions personnelles ou celles d’un petit groupe de privilégiés. Certes, le jour où nous aurons des élus qui voteront des lois et se battront, non pour sécuriser un petit groupe de privilégiés, mais pour le bien du peuple qui les a élus, le pays aura certainement fait un pas de géant vers l’horizon de son développement.
En soixante ans d’indépendance, qu’avons-nous fait de ce pays reçu de nos devanciers, les pionniers de l’indépendance ? L’avons-nous rendu « plus beau qu’avant », comme nous le commandent les paroles combien profondes de notre hymne national ? Avons- nous eu une élite politique ambitieuse et suffisamment déterminée pour forger un avenir meilleur au profit de ce grand et beau pays ? Le constat, amer, nous force plutôt à répondre par la négative. C’est souvent, comme le faisait remarquer Mutoy Mubiala dans un article paru dans Congo-Afrique(3), une élite caractérisée par la violence politique et la prédation économique ; une élite qui est parvenue à renverser l’échelle des valeurs en plaçant « l’autorité morale » d’un regroupement politique au-dessus du peuple dont la reconnaissance de la souveraineté ne dépasse guère le niveau d’un simple slogan.
D’où, il est impérieux de subordonner les ambitions politiques partisanes et égocentriques au bien-être de la population et au développement du pays. Car, comment expliquer que des questions essentielles qui touchent au développement du pays ou au bien-être des citoyens soient allègrement escamotées au profit des querelles stériles des politiciens qui paralysent tout un pays ? L’actualité politique est prise d’assaut par des questions de positionnement ou d’allégeance à telle ou telle « autorité morale » érigée en référence ultime, pendant que le peuple est clochardisé et que les défis économiques et sécuritaires demeurent entiers. Quand donc se mettra-t-on ensemble pour reconstruire l’économie en ruine ? Quand se décidera-t-on enfin d’œuvrer à faire taire les armes pour que nos compatriotes meurtris et réifiés par des tueries horribles, retrouvent le sourire ? Quand sonnera-t-on le glas des viols à répétition dont sont victimes les femmes et les enfants ?
En clair, il est regrettable de constater que le développement du pays et le bien-être des citoyens ne sous-tendent pas l’engagement politique de nos leaders. Le service du bien commun est loin d’être le mobile qui les pousse à embrasser une carrière politique. À mon humble avis, ce comportement dénote un manque abyssal de sentiment patriotique. On le voit, l’identité nationale reste à construire ; elle passe par le dépassement de l’ordre tribal ou de la coterie pour embrasser les valeurs et une vision communes en tant que peuple d’une même nation. Au regard du manque criant de vision commune, certains n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que le « Congo n’existe pas »(4).
Ainsi, ce que j’identifie comme deuxième tare qui enlise le pays, est sans conteste la tribalisation ou l’ethnicisation ou encore la régionalisation de la politique et de nos défis communs. Bannir l’ethnicisation ou la tribalisation de la politique en RD Congo me semble la condition sine qua non pour prétendre construire une nation dans laquelle les citoyens cheminent ensemble vers l’idéal du développement. Qu’il est désolant, en effet, le spectacle des groupes de citoyens, affublés de l’étiquette d’« association des ressortissants de… », scandant leur soutien à tel acteur politique, non sur base de ses compétences ou de ses mérites, mais purement et simplement d’affinités tribales ou régionales ! Comment peut-on, dans un tel environnement malsain, prétendre construire l’identité nationale si chaque politicien ou mandataire public voudrait s’identifier, avant tout, à son groupe ethnique ou régional ? Enraciner la conscience nationale dans le chef de tout citoyen congolais est une urgence à laquelle il convient de s’attaquer. Sinon, le grand Congo-nation restera à jamais une coquille vide, un vœu pieux ; simplement, un conglomérat de groupes ethniques épars qui ne partagent aucune vision commune.
La troisième tare qui inhibe le développement du pays n’est plus à présenter : la corruption. Celle-ci a investi, telle une gangrène, les différentes facettes de la vie de la nation : des institutions publiques aux bureaux privés, des gouvernants aux gouvernés… Point n’est besoin de rappeler tous les rapports qui soutiennent que la corruption, ensemble avec les détournements des deniers publics, constituent le principal frein au développement de l’Afrique subsaharienne, et que les combattre contribuerait à récupérer des milliards de dollars qui se volatilisent entre les mains d’une poignée de gens. À cet effet, il est encourageant de constater que les autorités congolaises ont décidé de prendre le taureau par les cornes en s’attaquant à cette gangrène sinon pour l’extirper, du moins pour en diminuer drastiquement les effets néfastes sur le développement du pays.
Les articles publiés dans ce numéro, Mutoy Mubiala (le devoir de mémoire coloniale), Manimba Mane (la faillite de l’État congolais postcolonial : le drapeau de l’indépendance n’a pas engendré un pays plus beau qu’avant), Mana-Mbumba (les traités bilatéraux entre la République d’Angola et la RD Congo), Baharanyi (le budget de l’année 2020 marque-t-il l’alternance tant espérée par la population congolaise ?), Mukadi (participation politique et contrôle par le peuple : enjeux de la démocratie dans l’espace afrocongolais) et Murhega (V.Y. Mudimbe et la pratique de la science, un défi à la postérité) contribuent à nourrir la réflexion pour un Congo meilleur ; celui que nous avons promis à nos pionniers de l’indépendance de rendre plus beau qu’avant, bravant toutes nos différences et nos diversités culturelles et tribales ; ce Congo dont nous avons promis de faire une vraie nation où les citoyens partagent des valeurs et des ambitions communes.
Oui, dressons nos fronts longtemps courbés, comme nous le commande l’hymne national, pour regarder dans la même direction en tant que peuple d’une même nation, riche de sa diversité culturelle. Comme le suggérait le Juge Kéba Mbaye aux Sénégalais hantés par le démon de la division et de la politique politicienne : « Il faut que chacun de nous enterre ses ambitions personnelles et oublie les vieilles querelles, pour « se ceindre les reins comme un vaillant homme », au nom de l’intérêt exclusif de la nation ».(5) Nous pouvons y arriver. Nous devons y arriver pour ne pas disparaître !
- Cf. KÉBA MBAYE, L’éthique, aujourd’hui. Leçon inaugurale donnée à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar le 14 décembre 2005.
- Cf. KÉBA MBAYE, L’éthique, aujourd’hui. Leçon inaugurale donnée à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar le 14 décembre 2005.
- Cf. MUTOY MUBIALA, « L’État léonin en Afrique », in Congo-Afrique (avril 2018), n°524, pp. 296-306
- L’on peut lire avec intérêt Jeffrey HERBST & Greg MILLS, “There Is No Congo”, Foreign Policy : The Global Magazine of Economies, Politics, and Ideas (18 mars 2009) ; Patience KABAMBA, « Une nation congolaise à venir ! », in Congo-Afrique (février 2015), n° 492, pp. 114-128
- KÉBA MBAYE, L’éthique, aujourd’hui. Leçon inaugurale donnée à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar le 14 décembre 2005.