Léonide MUPEPELE MONTI,
Ingénieur Civil Métallurgiste, UNAZA, 1978.
Ingénieur Expert des Techniques Minières, Nancy, 1985.
La fausse idée de l’électricité-marchandise
J’ai pris ai pris connaissance, comme tout congolais, par la voie des médias, du message introductif du Président de la République, Felix-Antoine Tshisekedi, à la grande Vidéoconférence Panafricaine sur le projet Grand Inga et l’Hydroélectricité en République démocratique du Congo ; un message très instructif quant à sa vision sur le développement du site d’Inga, et j’ai hâte de prendre connaissance du rapport final qui aura sanctionné les travaux techniques en ateliers des participants à cette conférence.
En attendant, j’aimerais émettre quelques réserves quant à cette approche classique du développement du site d’Inga qui repose sur la fausse idée consistant à faire de l’électricité de ce site, un produit commerçable qui peut être exporté et vendu avec profit à travers l’Afrique. À l’origine de cette fausse idée, on trouve principalement des collègues ingénieurs de la SNEL (Société Nationale d’Électricité de la RD Congo) dont on comprendrait la fierté de voir leur société se transformer en une unité de production génératrice des devises au profit du Trésor Public.
Or, il est facile de démontrer qu’au prix de revient actuel de la SNEL d’environ 22 cents US au KWH[1], lequel prend en compte la production, le transport et la distribution, mais sans les amortissements, il n’existe quasiment pas de pays africain qui, au regard des tarifs pratiqués sur le continent, seraient actuellement en situation de faire face à la facture au prix coûtant de l’électricité produite par le site d’Inga. L’Afrique du Sud, par exemple, qui est le pays le plus développé du continent, vend son KWH à 6 cents US en moyenne tandis que le Nigeria, avec son PIB de 470 milliards USD, est à 3,4 cents US et l’Angola, qui est pourtant l’un des pays à pratiquer des tarifs élevés, est à 12 cents US[2].
Chez nous, en RD Congo, le courant électrique est facturé au taux moyen de 4 cents US/KWH, alors qu’il est censé coûter 22 cents/KWH à la SNEL. Le caractère vital de l’électricité oblige donc de nombreux états, en Afrique comme ailleurs, à subventionner la consommation du courant électrique par des fonds publics, la transformant ainsi en un bien de consommation à caractère social.
Il est vrai que, dans les conditions actuelles de gestion d’Inga 1 et 2, le prix de revient au KWH produit par la SNEL ne peut pas strictement servir de référentiel pour le Grand Inga. En effet, comme toutes les sociétés d’État au Congo, en faillite non-déclarée pour la plupart, la SNEL accuse des charges d’exploitation rédhibitoires, principalement du fait de ses effectifs pléthoriques et du fait surtout d’une sous-exploitation de son outil de production gravement affecté par une maintenance carentielle. Mais, même dans l’hypothèse où la gestion du Grand Inga devait être dissociée de la SNEL, le prix de revient du KWH produit par le site d’Inga ne devrait pas s’en trouver forcément amélioré du fait notamment de la prise en compte du coût de l’amortissement de nouveaux investissements qui pourrait impacter lourdement la facture des consommateurs.
L’erreur qui est souvent commise par ceux qui voient dans le site d’Inga un important potentiel de revenu pour le pays est le fait de tabler sur le faible coût de production du site d’Inga, dont certains experts projettent le KWH à 3 cents US[3], pour croire que tout est possible. Mais ils omettent de nous dire que ce KWH produit à 3 cents US doit être transporté jusqu’au pays demandeur et de là, assurer sa distribution jusqu’au consommateur final. Or, lorsque l’on considère seulement le coût du transport et de la distribution pour les réseaux domestiques congolais, estimés respectivement à 7 cents et 11 cent US/KWH[4], le prix de revient du KWH dépasse les 20 cents US. En y rajoutant le coût d’amortissement dans le cas d’Inga 3, le seuil de 30 cents US/KWH est vite atteint, voire dépassé. Or, le challenge consiste précisément à livrer au consommateur africain, à un coût accessible, de l’électricité produite sur le site d’Inga, transportée hors du Congo jusque dans son pays, et ensuite distribuée au travers de son réseau domestique. Même si les chiffres ci-avant sont quelque peu grevés par des surcoûts consécutifs à la mauvaise santé actuelle de la SNEL, il n’en demeure pas moins que l’impact de l’amortissement surtout, mais aussi du transport et de la distribution de la future électricité du site d’Inga, sera lourd sur la facture finale du consommateur africain.
Sous réserve, évidemment, à ce stade, des études de faisabilité spécifiques, quoi de plus normal que d’avoir à constater que le parcours décrit jusqu’ici par le dossier Inga 3 a été parsemé de nombreux rendez- vous manqués du fait principalement des ratés rencontrés dans le montage de son financement.
Le courant électrique : un intrant industriel ?
Si donc l’on voudrait poursuivre le développement du site d’Inga, en commençant par sa phase 3, je souhaiterais insister sur le fait qu’il faille impérativement et définitivement renoncer à l’idée de voir dans l’électricité une manne financière qui viendrait renflouer les caisses du Trésor Public du pays. Une fois cette étape franchie, nous devrions regarder du côté de l’industrie pour nous focaliser, une fois pour toutes, sur l’idée que le courant électrique est avant tout un intrant industriel et qu’à ce titre, pour être financé par les banquiers internationaux, le projet Inga a besoin d’une demande conséquente de l’industrie en aval. En d’autres termes, le développement du site d’Inga doit avoir pour objectif, tout au moins à court et moyen terme, l’industrialisation du Congo et non l’électrification du continent.
Cette approche est par ailleurs valable pour tout autre projet d’infrastructure de base, à l’instar du port en eau profonde de Banana ou celui du tronçon de chemin de fer devant relier Kinshasa au port-gare d’Ilebo, sur les rives de la Kasaï. Depuis maintenant quatre décennies, l’un et l’autre peinent à trouver du financement, faute d’une activité économique en aval dont les revenus viendraient garantir les investissements requis pour leur réalisation.
Au demeurant, je signale que le projet BHP non finalisé, datant du début de la décennie 2010, participait d’une telle approche. Il portait sur l’implantation d’une usine de production d’aluminium d’une capacité de 800 mille tonnes à Moanda, intégrant la construction d’Inga 3 ainsi que celle du port en eau profonde de Banana[5]. Dans la vision de BHP, l’usine d’aluminium devrait être alimentée par la bauxite du gisement encore inexploité de SUMBI dans le Kongo Central, avec un apport significatif en minerai de bauxite de la Guinée-Conakry et de l’alumine de l’Afrique du Sud[6]. On s’aperçoit donc qu’à chaque fois qu’ils ont été associés à un projet économique de haute rentabilité, les projets d’Inga 3 et de port en eau profonde de Banana ont toujours suscité un réel regain d’intérêt.
J’observe, avec une satisfaction non dissimulée, que la vision actuelle des gouvernants est en train d’évoluer dans le sens de promouvoir la création d’une grande zone industrielle autour d’Inga, exactement sur le modèle du projet mort-né de la « Zone Franche d’Inga », en sigle ZOFI. À titre de rappel, le projet ZOFI portait sur la création d’une ceinture industrielle prévue de s’étendre de Kinshasa à Moanda. Conçu pour s’imposer comme principal consommateur de l’énergie d’Inga 2, le projet ZOFI était à la base du montage financier qui a permis le décaissement des emprunts ayant financé la construction d’Inga 2. Comme dans l’approche BHP, ZOFI intégrait dans son package, la construction du port en eau profonde de Banana ainsi que la prolongation jusqu’à Kinshasa de la dorsale ferroviaire Sakania-Ilebo et bien sûr la production d’aluminium. Ce n’est qu’à la suite de l’abandon du projet ZOFI que fut envisagé plus tard le transport de l’électricité d’Inga au Katanga en vue d’alimenter l’industrie du cuivre en pleine expansion à cette époque[7].
Dans les échanges que j’ai eus ces derniers temps avec certaines personnes proches du dossier Inga, je retiens qu’outre l’incontournable projet de production d’aluminium sur le littoral à Moanda, il est désormais question de l’implémentation dans ladite ceinture industrielle, des unités de production de l’hydrogène liquide, des aciéries, des usines de production d’engrais à partir des phosphates du Bas-Fleuve, etc. Tout en me gardant de me prononcer sur la crédibilité réelle de certaines de ces propositions, l’idée est d’attirer l’attention des décideurs politiques sur le fait qu’une vision du développement du site d’Inga qui ne serait centrée que sur l’industrialisation de la partie Ouest du pays, ne contribuerait qu’à conforter davantage la situation actuelle de l’éclatement de fait du pays en enclaves économiques autonomes. On s’inquiète, à tort ou à raison, de la balkanisation du pays ; au plan économique, il faut bien constater que c’est déjà une réalité.
Voilà pourquoi je juge impératif d’associer à cette future zone industrielle autour d’Inga 3, d’autres projets économiques qui ne seraient pas forcément localisés dans les voisinages immédiats d’Inga, mais dont l’envergure et la haute rentabilité économique viendraient à la fois conforter en aval la demande d’électricité dont le projet Inga a besoin pour notamment faciliter son montage financier tout en contribuant pleinement à l’intégration économique et sociale du pays autant qu’à sa réunification en marché commun.
Je propose, à ce stade, trois projets économiques que je considère comme majeurs à plus d’un titre. D’abord à cause de leur caractère hautement structurant du fait de leur capacité intrinsèque à impulser l’éclosion de nombreux autres projets dans des filières aussi diverses que peuvent l’être les ressources naturelles, l’agro-industrie, l’élevage, la pêcherie et la pisciculture ou encore la manufacture ; mais aussi parce que, à eux seuls, ils peuvent justifier l’implémentation des infrastructures de base dont le Congo a besoin pour amorcer son développement industriel, c’est-à-dire son émergence avec, à la clé, une croissance partagée du PIB.
Il s’agit de :
- L’exploitation des gisements de fer de la Grande Orientale sur une cadence de production de 300 millions de tonne de fer exportées annuellement ;
- L’exploitation du nickel-chrome de Nkonko et Lutshatsha dans le Kasaï Central[8] au rythme annuel de 10 000 tonnes de nickel métal, 35 000 tonnes de ferrochrome et 8 000 tonnes de cobalt sous forme de concentré ou de céments ;
- L’exploitation du fer de LUEBO et NDJOKOPUNDA dans le Kasaï[9] à la cadence de 5 millions tonnes de concentré à 60-66 %.
À ces trois projets, s’ajouteraient plusieurs autres qui leur sont subséquents :
- La production de l’acier, à partir des éponges de fer[10], dans au moins deux unités d’aciéries qui seraient de préférence situées dans le centre du pays en vue de l’approvisionnement du marché intérieur et des pays de la sous-région, à la cadence annuelle de 10 millions de tonnes d’acier ;
- L’exploitation du gaz du Lac Kivu, nécessaire pour la production des éponges de fer ;
- L’implantation des cimenteries de grande capacité (10 millions de tonne/an ?) dans la région de Kisangani en vue de l’exploitation du calcaire des bassins de la Lindi et de Maïko à l’effet notamment de rentabiliser davantage la présence du gaz méthane[11] ;
- L’implantation d’usines chimiques dans le Grand Kivu pour la transformation du solde de gaz non consommé par le projet sidérurgique ci-haut.
On observera spécialement que ces deux derniers projets viennent ainsi renforcer la vision qui a toujours été la nôtre, consistant à faire de l’exploitation du gaz du Lac Kivu un pool de développement industriel dans l’Est du pays. Dans cette perspective, nous avons toujours rejeté, avec force, toute initiative qui irait dans le sens de proposer sa transformation en énergie électrique[12], même en partie. Je trouve en effet aberrant que, pour un pays qui détient un potentiel fabuleux en hydroélectricité de 101 GW[13], on puisse envisager, sous quelques prétextes, de produire de l’électricité par des sources qui peuvent heurter notre conscience écologique.
Infrastructures et projets économiques majeurs
La particularité de trois projets économiques majeurs évoqués ci-avant est leur forte dépendance à certains projets d’infrastructures connus de longue date, dont notamment le port de Banana. Sans l’existence d’un port de capacité adéquate sur notre façade maritime, l’ouverture des mines de classe mondiale pour métaux ferreux et non-ferreux dans la Grande Orientale ou au centre du pays se réduit en une chimère. Voilà qui explique également la nécessité d’associer le projet de port de Banana à un chemin de fer qui sache assurer le transport massif et en continu des produits miniers aussi pondéreux que sont le fer et l’acier, le nickel et le chrome.
À cet effet, la dorsale ferroviaire existante, SAKANIA-ILEBO, 1832 km, est un atout intéressant. Les projets miniers du Kasaï devront s’y reposer pour autant quelle soit modernisée et complètement électrifiée. Elle doit par ailleurs être prolongée jusqu’à Kinshasa, 870 km[14], en passant par Bulungu, dans le Kwilu, et Kenge, dans le Kwango, pour aboutir directement au terminal de Banana ; ce qui nécessite, par conséquent, la reconstruction et l’électrification du tronçon Kinshasa-Matadi, étant entendu que la liaison Matadi-Banana, comme le veut la tradition, demeure une composante du projet de port en eau profonde de Banana.
La connexion ferroviaire avec le futur port de Banana étant acquise, l’évacuation du fer de la Grande Orientale en transport continu sur Banana, requiert la construction d’une deuxième dorsale ferroviaire électrifiée au départ d’Ilebo et qui aurait Bunia pour terminal. Plusieurs variantes de l’itinéraire de ce projet sont envisageables. La firme américaine, RAILNET INTERNATIONAL, qui s’affiche comme potentielle candidate à la réalisation de ce projet[15], a opté pour l’itinéraire qui relierait Bunia à Kananga, en passant par Kisangani et Lodja. Mais en plaçant logiquement l’exploitation du fer de la Grande Orientale au centre des enjeux d’une telle infrastructure, j’opinerai à l’idée que c’est l’itinéraire Bunia-Ilebo, en passant par Kisangani, Ikela et Kole, qui doit être privilégié.
En termes d’énergie électrique, c’est l’occasion de conforter le rôle, dans le développement du Grand Kasaï et de la Grande Orientale, des projets de barrages hydroélectriques du Gand Katende, 64 MW, dans le Kasaï Central, et de Wanyerukula, 700 MW, en amont de Kisangani. L’un et l’autre sont nécessaires à l’alimentation en électricité des projets miniers et industriels ciblés ci-haut ; mais dans le cas de ceux du Grand Kasaï, la puissance installée du Grand Katende risque de s’avérer insuffisante par rapport aux besoins conjoints des projets fer et nickel-chrome et qu’en conséquence, un apport en énergie d’Inga 3 s’avère sans doute indispensable. Dans tous les cas, Inga 3 reste une source d’énergie essentielle pour l’alimentation de tous les réseaux de chemin de fer, existants et à construire, ciblés dans ce programme, prévus d’être tous électrifiés.
On s’aperçoit que cet ensemble de projets d’infrastructures jugés indispensables à la mise en œuvre des projets miniers et industriels ci-haut visés, ne date pas de hier ; certains, à l’instar du port en eau profonde de Banana ou du tronçon de chemin de fer Ilebo-Kinshasa, remontent déjà à l’époque coloniale. À de nombreuses occasions, ils ont ainsi fait l’objet des négociations des Gouvernements successifs depuis l’Indépendance du pays. Associés aux projets économiques susvisés, ces projets d’infrastructures qui peinent actuellement à trouver du financement, devraient voir leur intérêt économique nettement bonifié aux yeux des financiers, à l’effet de voir leurs montages financiers plus rapidement bouclés.
Je tiens, par conséquent, à insister sur le caractère interdépendant de ces deux familles de projets qui forment un package. Sans les projets miniers et industriels, les projets d’infrastructures susvisés, pourtant vitaux pour l’économie future de ce pays-continent, risquent de peiner encore longtemps avant de réunir les fonds requis pour leur réalisation. Et inversement, sans tous ces projets d’infrastructures, les projets économiques perdent sensiblement de leur intérêt économique à tel enseigne que certains deviendraient à jamais non viables.
J’observe qu’il ne serait pas sans intérêt qu’il soit intégré dans ce package, le projet de mise en exploitation du lithium de Manono qui fait déjà l’objet d’un partenariat entre COMINIERE, société d’Etat et, à ce titre, détentrice des titres miniers concernés, et AVZ MINERALS, un groupe minier d’origine australienne. Dans cette perspective, il faudra ajouter à notre liste des projets d’infrastructures, la construction d’une ligne de chemin de fer d’environ 600 km qui aurait pour but de relier directement le site minier de Manono à la gare ferroviaire de Bukama, ce qui permettrait à Manono de se connecter directement à la dorsale ferroviaire Sakania-Ilebo[16]. Ce tronçon de chemin de fer viendrait remplacer ou, mieux, dédoubler le bief navigable du Fleuve Congo sur le tronçon qui va du Port de Muyumba à la gare de Bukama, utilisé autrefois par GEOMINES devenue plus tard ZAÏRETAIN. Au départ de Bukama, Manono aurait ainsi le choix d’assurer ses exportations et approvisionnements soit par le port angolais de Lobito via Kolwezi et Dilolo, soit par le futur port en eau de Banana via Ilebo et Kinshasa. Dans une telle perspective, l’intégration du projet lithium à la vie économique congolaise serait totale.
En leur associant leurs coûts estimatifs actuels, les projets d’infrastructures sont ainsi récapitulés :
A. Énergie
- Inga 3 dans sa version 11 200 MW : 14 milliards USD
- CHE WANYERUKULA, 700 MW : 3,5 milliards USD
- Grand Katende, 64 MW : pour mémoire
B. Voies de communication
- Port en eau profonde à Banana : 4,3 milliards USD[17]
- Dorsale ferroviaire Bunia-Ilebo-Kinshasa 2520 km : 5,5 milliards USD
- Modernisation et électrification de la dorsale ferroviaire Sakania- Ilebo : 2,15 milliards USD
- Chemin de fer Manono-Bukama 600 km : 1,2 milliards USD
- Gazoduc Lac Kivu-Kisangani 615 km : 350 millions USD
Total : 31 milliards USD
Le BOT, un mode de financement contestable ?
Dans les récents échanges que j’ai eus avec des experts du Gouvernement impliqués dans des négociations de ces projets d’infrastructures, j’ai compris que le mode de financement qui est privilégié, est le BOT (Build, Operate and Transfer). Déjà, sous les gouvernements successifs de l’ancien Président, J. Kabila, ce même mode de financement était presqu’exclusivement évoqué pour la réalisation des projets d’infrastructures en RD Congo ; ce qui revient à dire que, sur une période qui ne devrait pas être inférieure à 25 ans, le futur barrage d’Inga 3, le futur port en eau profonde de Banana ainsi que les futurs chemins de fer ciblés dans ce package, resteraient propriétés des consortiums privés qui les auront financés et réalisés avant de faire l’objet de transfert au patrimoine de l’État congolais.
Je suis de ceux qui contestent et protestent contre une telle option du fait qu’elle est autant inexplicable que dangereuse pour l’avenir de la nation.
Inexplicable d’abord, c’est par rapport à l’idéologie des partis politiques aujourd’hui au coeur du pouvoir congolais, le PPRD et l’UDPS, qui se revendiquent de la gauche, mais qui, paradoxalement, consentiraient ainsi à abandonner à des multinationales intéressées à maximiser leurs marges bénéficiaires, le contrôle des outils essentiels et vitaux pour l’avenir du développement social et économique de la nation.
Dangereuse ensuite, parce qu’une telle option signifie qu’à l’effet de se faire rembourser leurs capitaux, intérêt et principal, l’État laisserait aux privés le soin d’appliquer des tarifs qui factureraient, au prix coûtant, les services rendus par de telles infrastructures, pourtant vitales pour le futur de la nation.
Prenons le cas de l’électricité d’Inga 3 : A-t-on idée du nombre de PME et PMI qui seraient en capacité de faire face, au prix coûtant, à la facture de l’électricité produite, transportée et distribuée dans de telles conditions par des privés, qui n’ont de souci que la maximisation de la rentabilité de leurs investissements ? Et quel serait le sort des ménages dans un tel contexte, en sachant que, déjà au coût moyen actuel de 8 cents US/KWH, la SNEL consent un manque à gagner d’au moins 14 cents US sur son prix de revient au KWH ? Et qu’en sera-t-il des tarifs des chemins de fer qui, au-delà d’assurer le transport des produits miniers, devraient également desservir les populations en termes de circulation des biens et des personnes ?
Le BOT n’est donc pas, dans le cas d’un pays comme le Congo qui aspire à une émergence accélérée, un modèle de financement qui serait à encourager pour la réalisation des infrastructures aussi vitales pour l’avenir de la nation. Bien au contraire, je considère que la réalisation de tels ouvrages, appelés à offrir au pays la clé de son développement économique et industriel, ne peut être que de la responsabilité de l’État, l’objectif étant qu’une fois construites, ces infrastructures doivent relever exclusivement du domaine public.
La question qui va nous être posée est celle de savoir comment l’État congolais pourrait, dans le contexte budgétaire actuel, garantir le remboursement des emprunts d’État pour de tels investissements publics. Ma réponse est simple : c’est à cela que servent les projets économiques associés à ce programme. En effet, aux cours actuels des produits visés par les principaux projets miniers et industriels susvisés, le chiffre d’affaire global attendu s’élèverait à 40 milliards USD/an, ce qui, en termes des recettes fiscales et douanières, rajoutées aux dividendes, devrait représenter une retombée financière sur le Trésor Public de 10 à 12 milliards USD/an.
Voilà pourquoi, dans la vision que je souhaite partager avec les gouvernants au travers de cette communication, le financement de tous ces projets d’infrastructures, en ce y compris Inga 3, doit être impérativement réalisé sur base d’emprunts d’État, quitte à en garantir le remboursement sur les rentes qui seront tirées des projets économiques susvisés ; ce qui, au regard des projections actuelles, reposerait sur un pactole susceptible d’apurer, en moins de cinq ans, les 31 milliards USD actuellement estimés pour de tels emprunts. Un record !
Retombées économiques et sociales des projets
La visibilité de ce package des mégaprojets est telle que le paysage social et économique de notre pays s’en trouvera profondément impacté. Dans l’immédiat, leur développement concomitant aura pour effet de transformer le pays en un vaste chantier dans la presque totalité de ses 26 provinces, et cela, pendant plus d’une décennie, avec pour effet une réduction drastique du chômage des jeunes notamment. Les recrutements massifs dans les filières techniques comme la construction, la mécanique, l’électricité, le génie civil, la charpenterie, ou encore l’industrie minérale, la sidérurgie, la métallurgie, le génie chimique, l’informatique, etc., devraient relancer l’intérêt des jeunes pour les écoles de formation d’arts et métiers autant que pour les filières universitaires à vocation technique et scientifique.
En visant ainsi de relier à notre façade Atlantique, le Nord-Est, le Sud et le Centre du pays, par deux dorsales ferroviaires suivies de leur connexion au futur port en eau profonde de Banana, ces projets posent la principale ossature des réseaux d’infrastructures du pays devant conduire à la mise en place d’un nouveau modèle économique congolais, consistant à faire du futur port de Banana, la principale porte d’entrée et de sortie du Congo comme ce fut jadis le cas du modèle économique colonial, qui, pour rappel, s’appuyait sur le port de Matadi pour s’ouvrir à l’intérieur du pays grâce à la dorsale fluviale navigable constituée du Fleuve Congo et de ses affluents, prolongée par la dorsale ferroviaire qui permettait de désenclaver le Centre et le Sud du pays.
Le Congo, pays-continent, ne peut, en effet, se construire sans un logiciel fédérateur qui garantisse au pays son unité économique, en maintenant toutes les 26 provinces du pays dans une communauté économique participant d’un seul et même espace d’échanges commerciaux.
Du fait de la mise en place de ce nouveau modèle économique, il s’en suivra la reconstitution automatique du pays en marché commun unique, mettant ainsi fin à l’éclatement de fait du pays en plusieurs enclaves économiques, qui se sont ainsi créées du fait de l’abandon du modèle économique colonial et de l’arrimage de nos provinces frontalières aux économies de pays limitrophes.
L’unité politique du pays et la cohésion nationale devraient aussi s’en trouver davantage renforcées du fait notamment de la libre circulation des personnes et des biens par un transport bon marché rendu possible grâce notamment au dédoublement de la dorsale ferroviaire.
Cette question de modèle économique est si importante pour le fonctionnement futur de notre économie que je m’obligerai à revenir plus longuement à cet effet à l’occasion d’une prochaine communication.
À la question de savoir ce qu’il adviendra des provinces qui ne sont pas directement impactées par ces projets, ce qui est notamment le cas des provinces du Nord du Grand Équateur, je réponds que la démarche, dans cette approche, ne visait pas particulièrement la planification du développement économique global du pays, mais de proposer un mécanisme de financement qui rend possible la réalisation des infrastructures de base, permettant de planter, dans le cœur du pays, l’ossature centrale d’infrastructures indispensables à la mise en œuvre de ce nouveau modèle économique. À partir de là, il appartiendra aux différentes entités administratives de venir caler leurs plans sectoriels de développement comme des nervures de cette épine dorsale.
Dans le cas précisément des provinces de la partie Nord du pays, il y a lieu de rappeler que la dorsale fluviale existe et qu’elle permet de relier directement ces provinces à Kinshasa et, à partir de Kinshasa, de joindre par la voie ferrée, le futur port de Banana. Seul problème pour que cette voie s’intégre efficacement dans le nouveau modèle économique : la dorsale fluviale et ses biefs navigables secondaires (affluents du Fleuve Congo) doivent être réhabilités (dragués et balisés) et les principaux ports de ce parcours reconstruits, modernisés et rééquipés. Un sujet intéressant qui peut faire l’objet d’une autre prochaine communication.
Conclusion
La démarche, dans le présent exposé, a consisté à démontrer qu’il est possible de réaliser la levée des fonds dont le pays a besoin pour financer son développement, en associant, dans un contexte économique donné, des projets d’infrastructures à des projets d’exploitation des ressources naturelles jugés « structurants ». Cette démarche présente l’avantage de mettre le pays à l’abri d’une aliénation future de ses infrastructures de haute utilité publique, au profit des privés et sur des périodes relativement longues, suite au recours à des mécanismes de financement contestables du type BOT notamment.
Appliquée au contexte des négociations menées actuellement par le Gouvernement, cette approche stratégique peut tirer de l’enlisement où les a enfoncés la logique du financement BOT, les deux projets vedettes d’infrastructures du moment, en l’occurrence Inga 3 et le port de Banana.
La procédure en rapport avec la mise en place d’un nouveau cadre de financement de ces projets sur base d’investissements publics, pourrait faire l’objet (secret d’État oblige !) d’un mémo à caractère confidentiel adressé aux décideurs politiques, pour autant qu’il existe une demande.
[1] Christian NGIMBI, L’analyse tarifaire de la Société Nationale d’électricité (SNEL) de 2005 à 2010, UNIKIN, Mémoire de Graduat en Sciences Économiques et Gestion, 2010 (inédit).
[2] Masami KOJIMA et Chris TRIMBLE, Vers une électricité abordable et des opérateurs viables en Afrique, Groupe Banque Mondiale, 2016.
[3] Elie NKUMBI, « RDC : Projet Grand Inga, grandeur et talon d’Achille », Tribune in 7sur7.cd, consulté le 30/07/2020.
[4] Christian NGIMBI, L’analyse tarifaire de la Société Nationale d’électricité (SNEL) de 2005 à 2010, UNIKIN, Mémoire de Graduat en Sciences Économiques et Gestion, 2010 (inédit).
[5] Muriel DEVEY, « De l’or noir à l’or gris », in Jeune Afrique, 08 décembre 2008.
[6] Léonide MUPEPELE, « L’industrie minérale congolaise, chiffres et défis », Paris, L’Harmattan, novembre 2012, p. 154.
[7] J.C. WILLAME, Zaïre, l’Épopée d’inga : Chronique d’une Prédation Industrielle, Paris, L’Harmattan, Juin 1988, p. 67.
[8] Léonide MUPEPELE, « L’industrie minérale congolaise, chiffres et défis », Paris, L’Harmattan, novembre 2012, p. 178.
[9] Léonide MUPEPELE, « L’industrie minérale congolaise, chiffres et défis », Paris, L’Harmattan, novembre 2012, p. 162.
[10] L. MEUNIER, Note sur l’utilisation du méthane du Lac Kivu en sidérurgie, 10 juillet 1959.
[11] Léonide MUPEPELE, Étude de faisabilité de la cimenterie de la Province Orientale, Projet CIPOR, BICOTIM, p. 158, Kinshasa, 2007.
[12] Léonide MUPEPELE, « Le gaz naturel du Lac Kivu : quelques propositions de développement pour l’Est de la RD Congo », in Congo-Afrique (décembre 2014), n° 490, pp. 879-882.
[13] F.A. TSHISEKEDI TSHILOMBO, Message introductif du Chef de l’État à la Conférence Panafricaine sur le projet Grand Inga et l’Hydroélectricité en République Démocratique du Congo, juin 2020.
[14] Projets NEPAD, Kinshasa-Ilebo Railway, in website www.au-pida.org, consulté le 22/08/2020.
[15] Voir sa « Proposition Technique », présentée en page 10 de sa présentation en Power Point de février 2020.
[16] Léonide MUPEPELE, Rapport de visite dans les concessions de COMINIÈRE à Manono, Kinshasa, 30/10/2019.
[17] D. DADEI, « Avec des fonds émiratis, le vieux rêve congolais du port de Banana est à quai », in www.lesoftonline.net, consulté le 15/08/20.